Cassandre MARTINS
L’éveil de la pensée féministe interroge aussi les inégalités dans le milieu artistique et culturel. De l’éducation artistique genrée aux inégalités et stigmatisations du marché de l’art, les artistes de genre féminin font face à de nombreuses discriminations dans ce secteur.
Avec l’expansion d’une pensée féministe et la lutte croissante pour l’égalité des sexes, il est devenu courant d’entendre parler du fait que les discriminations de genre existent dans la sphère professionnelle, au profit, vraiment très (trop) souvent, des hommes. On entend par exemple parler de harcèlement, de sexisme, d’inégalités salariales… Mais l’on parle finalement assez peu de ces disparités dans le secteur artistique et culturel.
Pourtant, ce secteur n’est pas exempt de son lot de discriminations…
Une éducation artistique genrée
Si les femmes ont aujourd’hui accès à la même éducation artistique que les hommes, cela n’a pas toujours été le cas. Ce n’est que très récemment qu’une certaine égalité dans l’enseignement artistique s’est développée. Par exemple, jusqu’au XIXe siècle, les femmes n’avaient pas le droit de dessiner des nus pendant leurs cours d’art et c’est seulement à partir de 1897 que l’École Nationale des Beaux-Arts de France est devenue mixte. De plus, on a longtemps attribué (et on attribue encore aujourd’hui) des caractéristiques liées au genre, qui devraient se refléter dans leurs oeuvres. Ainsi, selon un argument biologique, les femmes devraient être sensibles, douces, gracieuses ou élégantes…
Ces stéréotypes de genre se retranscrivent dans la perception que l’on a de la création. Ainsi, on attend plus souvent d’une femme qu’elle aborde dans son art des thématiques autobiographiques, liées au coeur et à l’émotion, et peignent des sujets portant sur l’intime, la maternité, ou l’identité.
L’oeuvre d’Elisabeth Vigée-Le Brun, peintresse officielle de la reine Marie- Antoinette et artiste très reconnue de son époque, illustre cette construction sociale. Dans de nombreux autoportraits, l’artiste se représente enlaçant sa fille. Elle ne se dévoile alors ni en tant qu’artiste, ni en tant qu’individu à part entière, mais bien en tant que mère.
Alors qu’elle se refuse le statut d’artiste dans son autoportrait, elle représente pourtant Hubert Robert, un peintre de l’époque, dans l’oeuvre ci-contre. On le Georgia O’Keeffe – par Alfred Stieglitz voit avec pinceaux et palette à la main, le regard hors-cadre, fougueux et inspiré, tourné vers un avenir qui semble radieux.
La structuration du marché de l’art
Les inégalités structurent également le marché de l’art. En effet, les femmes représentent 60% des promotions étudiantes dans les établissements d’enseignement supérieur artistique (théâtre, musique, danse), 65% pour les écoles de cinéma, 80% pour les principales écoles de formation au patrimoine. Mais selon Anne Grumet, membre du Haut Conseil à l’Égalité, cette large majorité ne se retrouve pas après les études. Les diplômées sont « victimes d’un plafond de verre car elles n’accèdent pas aux fonctions de direction ». Et ces inégalités sont aussi présentes dans les salaires : « Les femmes sont aussi moins bien payées que les hommes, il y a aujourd’hui un écart de salaire de 27%. Dans le domaine du cinéma, le salaire d’une cinéaste est inférieur de 42% à celui de ses homologues masculins. », ajoute Anne Grumet.
D’autre part, on sait aujourd’hui que seulement 13,5% des artistes vivants qui sont représenté.es par des galeries en Europe et en Amérique du Nord sont des femmes, que la collection du musée d’Orsay ne compte que 7% d’artistes de genre féminin et seulement 0,8% pour la National Gallery de Londres. Force est de constater que le monde de l’art est sexiste… Le mot est posé.
Dernier point, et non des moindres : la valeur de l’art varie, elle aussi, en fonction du genre. Ainsi, l’oeuvre d’art la plus chère vendue par une artiste de genre féminin est un tableau de Georgia O’Keeffe ayant coûté 44,4 millions de dollars, contre 450 millions de dollars pour une oeuvre de Léonard de Vinci… qui n’est d’ailleurs peut-être même pas de lui.
L’artiste-femme
Ces dernières années, de nombreux musées tentent de donner le change en proposant plus d’expositions consacrées aux « artistes-femmes ». En France, la dernière en date est celle ayant exposée Georgia O’Keeffe, artiste américaine décédée en 1986, au Centre Pompidou.
Cependant, pourquoi parler « d’artiste-femme », quand on ne parle pas « d’artiste-homme » mais seulement « d’artiste » ? Pourquoi les femmes n’auraient-elles pas le droit au simple statut « d’artiste » et pourquoi faut-il toujours les replacer dans leur condition de femme ?
Même si elles cherchent à faire sortir des oeuvres de l’ombre, les institutions muséales qui exposent des « artistes-femmes » les stigmatisent aussi. En leur donnant une dénomination spécifique liée à leur genre, les expositions « d’artistes-femmes » ne se concentrent pas sur le contexte social, culturel, politique et économique de la création mais seulement sur la vie intime de l’artiste : qui était son mari ? A-t-elle eu des enfants ? Avec qui a-t-elle appris à peindre ? etc. Les critiques de l’oeuvre de Georgia O’Keeffe se sont par exemple largement penché.es sur sa relation avec l’artiste et galeriste Alfred Stieglitz ou sa « sensibilité féminine ». Finalement, rares sont celle.ux qui ont commenté l’influence du modernisme architectural new-yorkais sur son oeuvre.
Pour pallier ce clivage entre le masculin et le féminin, les musées auraient tout à gagner à exposer au grand public les oeuvres d’artistes de genre féminin dans les expositions permanentes. Cependant, tant que nos sociétés seront sous le joug d’un patriarcat omniprésent, il semble impossible de totalement changer les choses. En effet, les inégalités se creusent dès les prémisses de l’éducation artistique, et même, dès la naissance de l’enfant. Si l’on voulait rester optimiste, on dirait alors que les choses bougent, petit à petit. Que tout cela prend certes du temps, qu’il reste certes beaucoup à faire, mais que l’éveil est proche.