Salomé DEMARTHE
Fermetures de classes et suppressions de postes, hausse du nombre de démissions et baisse du pouvoir d’achat… les enseignant·es souffrent du démantèlement du système éducatif, dont les élèves sont les premiers à payer les pots cassés.
De la désillusion à l’épuisement
En vingt-huit ans d’enseignement, dont vingt-cinq au sein du même lycée, Vincent, professeur d’EPS dans l’Orne (Normandie), a vu ses conditions de travail se dégrader : « Globalement, je dirais que ça a toujours été sur une pente descendante, mais que tout s’est accéléré avec Sarkozy. Depuis, c’est de pire en pire. On est usés », confie-t-il. À l’origine de cet épuisement, Vincent identifie plusieurs causes – les mêmes que soulevaient, respectivement en 2018 et en 2021, les rapports de l’OCDE et du Sénat : une rupture entre les décisions ministérielles et la réalité du terrain, des classes pleines à craquer (23 élèves en moyenne pour 14 dans le reste de l’Union Européenne), un pouvoir d’achat qui n’en finit pas de baisser (diminution de 15% à 20% en 20 ans selon les postes), une hausse exponentielle des démissions (taux de démissions annuelles passé de 0,08% à 0,2% en 8 ans)…
Néanmoins, pour Vincent, le plus difficile reste la dégradation des conditions de travail et de l’image des enseignant·es, qu’il estime en majeure partie due au démantèlement du service public – à des fins économiques – par le personnel politique : « Les suppressions de postes, l’augmentation du temps de travail sans que le salaire ne suive, les fermetures de classes, les réformes à tout va, les discours politiques qui nous décrivent comme des fainéants qui coûtent cher… Tout cela nuit au système éducatif et c’est les élèves qui en pâtissent, surtout ceux dont les parents n’ont pas les moyens d’aider. Et ça devient lourd aussi pour nous, la relation avec les parents se dégrade, les décisions du ministère sont absurdes… on fait des économies, c’est super, mais pourquoi ? », questionne-t-il avant d’ironiser : « heureusement que nous, on sait à quoi on sert ! » Le triste constat du professeur d’EPS semble partagé : selon le rapport sénatorial sur le budget 2022 de l’Éducation nationale, seuls 7% des enseignant·es considèrent que leur métier est valorisé dans la société, contre 20% en moyenne dans le reste de l’Union Européenne.
Dans les filières professionnelles, ces problématiques sont l’éléphant dans la pièce ; et il prend de plus en plus de place. « Le lycée pro est en train d’être complètement démantelé », juge Jeanne, professeure d’anglais dans un lycée professionnel de Sarthe (Pays de la Loire). « Par exemple, il y a deux ans, la classe de GA [Gestion et Administration] a été fermée alors que qu’elle était très demandée et qu’on refusait des dizaines de candidatures chaque année… Maintenant, ceux qui auraient dû aller en GA sont forcés d’intégrer le lycée général. Plus ça va, plus on force les élèves qui voudraient faire un bac pro à aller en général, et on refuse que les élèves de général aillent en bac pro. » Au-delà du message profondément discriminatoire – qui s’oppose à la mission de service public de l’Éducation nationale – que peuvent renvoyer de telles décisions, les répercussions sur les élèves sont irrémédiables : décrochage scolaire, maintien des inégalités socio-économiques, travail de plus en plus difficile à exercer. « Je ne sais pas si je vais tenir », signale Jeanne.
Un temps de travail qui augmente pour un pouvoir d’achat en chute libre
En France, les enseignant·es ont un temps de travail supérieur à la moyenne de l’Union Européenne, pour un salaire annuel inférieur de 10 000€. Ainsi, ils passeraient en moyenne 900 heures devant leurs élèves chaque année, tandis que leurs homologues allemand·es n’en effectuent « que » 691. Or, lorsqu’elle se cumule à d’autres obstacles (fermeture de classes, accumulation de réformes stériles…) et à des programmes très denses, cette surcharge de travail entrave le cœur même de la mission d’enseignement : « On n’a pas le temps ni les moyens d’aider correctement les élèves, donc de faire notre travail », explique Jeanne avant de préciser : « En tout, j’ai plus d’une centaine d’élèves dans des classes qui peuvent aller jusqu’à vingt-cinq, trente : je ne peux pas faire de suivi individuel. » Une situation qui ne risque pas de s’améliorer : depuis 2019, les enseignant·es ne peuvent, par exemple, plus refuser de prendre une deuxième heure supplémentaire dans leur emploi du temps hebdomadaire. À l’époque, Jean-Michel Blanquer avait justifié cette décision par la compensation nécessaire des 2 600 postes supprimés en 2020, en parlant également d’aller « dans le sens du pouvoir d’achat. »
« On n’a pas le temps ni les moyens d’aider correctement les élèves, donc de faire notre travail »
Réformes et burn-out
Ainsi posé, le problème semble trop profond pour se régler à coups de réformes. Mais à défaut d’une approche globale – c’est-à-dire politique – du démantèlement du service public de l’éducation (dont la situation est, étrangement, tout à fait comparable à celle de l’hôpital), les réformes sont l’unique arme du gouvernement : or, elles ne parviennent qu’à épuiser davantage les enseignant·es. Pour la sociologue Françoise Lantheaume, co-autrice de Durer dans le métier d’enseignant (Academia-L’Harmattan, 2019), les sources de ce sentiment de trop-plein vis-à-vis des nouvelles réglementations peuvent facilement s’expliquer : « Dans les années 1980 par exemple, les bulletins officiels [qui donnent de nouvelles recommandations, à propos des notations ou des programmes par exemple] étaient assez brefs et peu réguliers », décrit-elle. « Ils sont aujourd’hui beaucoup plus longs et paraissent chaque semaine. Et pourtant, notre école a une position très moyenne dans les enquêtes PISA. Cela donne aux professeur·es le sentiment de subir des réformes finalement peu efficaces. »
« 1 648 démissions d’enseignant·es pendant l’année scolaire 2020-2021 »
En outre, l’hétérogénéité croissante des personnels de l’éducation nationale – qui s’explique à la fois par l’augmentation des contrats courts et la diversification des parcours de formation – freine la création de syndicats. « La syndicalisation a chuté en cinquante ans, et, avec elle, le sentiment de faire partie d’un corps. Dès lors, on garde souvent ses échecs pour soi », expose la sociologue. Une source d’angoisse que rapporte Sylvie, professeure de mathématiques démissionnaire en 2018 : « Des cours qui se passent mal, on en a tous fait l’expérience, mais à la fin, je me sentais responsable de mes échecs, je n’avais plus les ficelles sur lesquelles tirer pour améliorer les choses. Plus ça allait, plus je me sentais impuissante face à des classes de plus en plus nombreuses et de plus en plus dures. » Pour elle, rien ne serait pire que de devenir une enseignante « aigrie », mise dans l’incapacité de répondre aux besoins des élèves. Cependant, si beaucoup d’enseignant·es n’excluent pas de changer de métier, le nombre de démissions reste relativement faible : « l’immense majorité se dit très attachée à ses missions et s’accroche », observe Françoise Lantheaume. Ainsi, « seul·es » 1 648 enseignant·es ont présenté leur démission pour l’année scolaire 2020-2021.
« Il y a quelques années, dans mon laboratoire de recherche, nous avons accompagné une cohorte de jeunes professeur·es des écoles à leurs débuts », se souvient la sociologue. « À la fin du premier trimestre, quasiment tous·tes se disaient proches du burn-out. Mais cela s’améliore par la suite, quand ils acceptent de moins se mettre la pression. Leur ressenti s’en trouve amélioré», décrit-elle. La charge de travail et les lourdes responsabilités qui incombent aux enseignant·es dès leurs débuts dans le métier s’apparente en quelque sorte à un « passage à travers le miroir » : de la vocation, ou en tout cas de l’idée d’un travail porteur de sens, ils se retrouvent brutalement face à un système qui les compresse, eux et leurs missions.
Et pourtant, ils restent. Car comme le dit Vincent, il semblerait qu’ils sachent « à quoi ils servent. »