PAR ANTONIS KARAVALIS
Emploi, logement, relations : depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le quotidien des ressortissants russes vivant en France est de plus en plus compliqué. Entre clichés, racisme et défiance, rencontre avec ces victimes collatérales du conflit.
Le renouvellement du visa incertain, la difficulté d’obtenir de l’aide financière, le risque pour les jeunes hommes d’être appelés sous les drapeaux, suite à la déclaration du président Vladimir Poutine du 21 septembre 2022… Autant de difficultés qui peuplent le quotidien des jeunes russes. Et même si certains expatriés parviennent à venir à bout de l’administration, la recherche d’un logement reste très difficile. La raison ? Une méfiance accrue des propriétaires. Ces derniers n’hésitent pas à multiplier les questions déplacées face à un candidat russe lors de visites, comme le confie Alexeï : « Combien de temps prévoyez-vous de rester en France ? », « Je vous rappelle que le préavis pour quitter le logement est d’un à trois mois ». Et ce n’est qu’une partie des citoyens russes qui ont été touchés par ces mesures. « Les retraités, les familles monoparentales et les étudiants sont les premières victimes des sanctions qui ont été imposées contre la Russie », explique Gueorgui Chepelev, Président du Conseil de coordination du Forum des Russes de France.
« Être Russe, c’est un statut à risque »
Alexeï vit en France depuis 2019. D’abord étudiant, ensuite employé dans l’ingénierie, il explique que la recherche d’emploi est loin d’être un jeu d’enfant. Les entretiens d’embauche finissent toujours par retomber sur les questions administratives par rapport au visa et la prolongation de contrat à durée déterminée. Souvent, sans même prendre en considération la partie administrative, les employeurs expliquent implicitement leur difficulté à faire confiance à une personne d’origine russe.
« Être Russe, c’est un statut à risque », explique Gueorgui Chepelev par rapport à la méfiance des entreprises à embaucher des employées russes. Pour lui, ce type de comportement est le résultat de la médiatisation de la guerre, qui s’ajoute à une vision du russe espion et traître héritée de l’époque soviétique.
Les conditions de travail après l’obtention de l’emploi ne sont pas pour autant optimales, avec un climat de suspicion très fort : « Même si nous avons le désir de nous intégrer dans la société, nous avons toujours le sentiment que l’environnement n’est pas bienveillant », affirme Alexeï. Des informations confidentielles ou sensibles ne sont pas communiquées aux salariés russes, notamment dans le cadre des entreprises opérant dans les pays de l’Est. Alexeï explique que ces conditions rendent son travail moins productif puisqu’il s’oblige à demander, et donc attendre, l’approbation d’un autre collègue pour toute action, même s’il n’est jamais questionné sur son orientation politique au travail. Quant aux rencontres avec d’autres jeunes, les premières questions concernent toujours les décisions et la politique de son pays : « parfois dans les bars au centre de Paris, des inconnus nous posent des questions par rapport à la guerre et, dès qu’ils reçoivent la réponse qu’ils veulent, ils s’enfuient ».
Autre problème majeur au quotidien : l’impossibilité de transférer de l’argent depuis ou vers la Russie. Au printemps 2022, au moment où Alexeï termine ses études, Il ne peut plus toucher l’argent que sa famille lui envoie sans procéder à des déclarations administratives fastidieuses, même pour un faible montant. De même pour les retraités qui ne reçoivent plus leurs pensions. Ainsi, différentes associations, à l’instar de Russie- France : secours d’urgence, qui compte plus de 16 000 abonnés sur Facebook, essaient de conclure des accords pour faciliter les échanges monétaires.
Pour Alexeï, si la défiance ne part pas d’un seul coup, même en cas de fin de conflit, le règlement des blocages administratifs serait un premier pas primordial. Même si la confiance manque, l’obtention d’un visa de long séjour faciliterait l’insertion sociale, l’accès au logement et à un emploi durable. Heureusement pour Alexeï, son visa vient d’être prolongé de plusieurs années.
Des menaces des morts aux organisations russophones en France
Mis à part le règlement des étapes administratives, les expatriés russes sont aussi confrontés à une flambée des discours haineux et des menaces à leur encontre, notamment sur les réseaux sociaux. C’est le cas d’une association à Strasbourg qui a dû annuler un événement du nouvel an destiné aux enfants. Bien que des agressions physiques n’aient pas encore eu lieu, des dégradations ont déjà pu être constatés, comme à Paris au mois de janvier dernier, où un restaurant russo-ukrainien a été vandalisé. Les agresseurs ont cassé la porte du magasin et ont causé des dégâts sans pourtant voler quoi que ce soit. Une plainte a été déposée par les propriétaires. Et ces menaces ne sont pas nouvelles. Selon Gueorgui Chepelev, les discours haineux envers les russophones avaient pris de l’ampleur dès 2014 et l’intervention militaire au Donbass. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le phénomène explose.
De même, le milieu scolaire est également affecté par la guerre, poursuit Gueorgui Chepelev. Aux mois de mars et avril 2022, des cas de harcèlement scolaire contre des enfants russophones ont fait leur apparition. En revanche, Alexeï n’a pas souvenir de discrimination ou de violence à l’Université, même si, en septembre dernier, alors résident à la Cité Universitaire de Paris, il a vu sa demande de prolongation de logement pour quelques semaines être refusée sans aucun motif ni négociation possible.
« D’abord c’était le Covid, et maintenant la guerre qui nous isole de notre famille »
Plus d’un an après le début de la guerre, et même si la situation semble plus stable aujourd’hui, retourner en Russie s’apparente à un parcours du combattant. Prix astronomiques, suppression de nombreux vols directs obligeant à multiplier les escales et à dépasser les 24 heures de voyage… Les billets sont chers pour les jeunes, et les trajets trop éprouvants pour les retraités. De plus, de nombreux comparateurs de vols ne permettent plus de réserver des vols pour la Russie. Après le Covid, c’est désormais la guerre qui empêche les ressortissants russes comme Alexeï de voir leur famille. En février 2022, et après plus de deux ans de séparation, il n’a pu passer qu’une journée avec ses parents avant de devoir repartir en France, par crainte de voir son visa annulé.
Pour Gueorgui Chepelev, la situation actuelle en France n’est pas encore trop préoccupante : « tant que la situation sur la ligne de front est stable, l’ambiance en France restera hostile mais sans pourtant aller plus loin ». Mais les évolutions du conflit accentuent chaque jour l’incertitude et le désarroi, et le quotidien est suspendu à toute nouvelle déclaration du président Poutine ou décision de l’Union européenne. À tel point que de plus en plus de ressortissants russes envisagent un rapatriement si le conflit venait à s’inscrire dans la durée, selon Gueorgui Chepelev, qui conclut: « les guerres et leurs conséquences censures affectent toujours les innocents, beaucoup moins les dirigeants militaires et politiques ». Pour Alexeï, l’optimisme est encore plus difficile à conserver que pendant la pandémie, rappelant aussi que de nombreux Russes s’opposent à la guerre et fuient leur pays, ou subissent de fortes discriminations, dans leur pays natal ou leur pays d’accueil. Mais il se veut philosophe : « cela forge aussi la fameuse “âme russe”, si chère à Tolstoï, Gogol ou Dostoïevsky ».