Par Nour Mlayeh
Encore au stade de micromarché, il n’existe pour l’instant que quelques sociétés qui estiment avoir la capacité de prévoir et améliorer les recettes financières d’un film, qu’il sorte en salles ou sur les plateformes. Les sociétés générant les différentes intelligences artificielles prédictives se vantent de pouvoir s’appuyer sur des données récoltées dans différentes bases, comme IMDB, ou encore Box Office Mojo, qui comprennent en général les informations de 50 000 à 100 000 films. À ces bases s’ajoutent les données de 500 000 talents, que ce soit des acteur·rices, scénaristes, producteur·rices ou réalisateur·rices. De toutes ces données sont tirés des milliers de paramètres, comme le titre du film, le scénario, le genre, la langue, les lieux de tournage ou encore le casting. D’autres paramètres moins classiques sont aussi extraits de ces données, comme les tendances actuelles du marché, les réactions du public aux bandes annonces, les scores critiques, les données démographiques, les spectateurs ou encore les performances passées des acteur·rices.
Après avoir reçu un scénario et éventuellement la liste du casting, l’intelligence artificielle peut détecter les faiblesses du travail soumis. L’outil peut même suggérer de modifier la dynamique de chacun des rôles, d’en atténuer certains ou encore d’en pousser d’autres pour pouvoir intensifier les émotions du personnage. Certaines sociétés comme Largo.ai, Cinelytic ou Storyfit, vont même jusqu’à proposer des noms d’acteurs en fonction du scénario. Le but étant de trouver tous les ingrédients pour que le film soit un succès commercial. Par exemple, le film « The Father » (2021) a bénéficié de l’aide d’une intelligence artificielle pour sa distribution. Un pari gagnant en prouvent les deux Oscar que le long-métrage a reçu.
Les personnes proposant ces services assurent « ne pas se mêler à la qualité artistique des films » mais pour autant elles proposent de modifier, voire de réécrire les scénarios. Elles affirment aussi que les films d’auteur ne feront jamais d’audience. Ce n’est pas ce type de film qui les intéresse car elles visent plutôt les grands studios hollywoodiens et certains ont déjà accès à ces services comme Warner Bros, Sony Pictures, 20th Century Fox ou encore Lionsgate. Ces clients sont aussi ceux qui constituent le principal obstacle à une adoption plus large de l’intelligence artificielle dans le domaine car faire publiquement appel à ces algorithmes peut être perçu comme un signe d’incompétence pour les professionnels du secteur.
Il faut garder en tête que l’intelligence artificielle ne fait que de simples suggestions. Sami Arpa, le fondateur de la société Largo.ai affirme que « ce sont des propositions. Nos clients peuvent les suivre ou non ». Toutefois, les sociétés prédictives de box office insistent sur le fait que leurs suggestions sont en moyenne entre 85% et 90% correctes, en comparaison, les prédictions faites par les humains dans le même domaine sont correctes à 30%.

Une technologie encore perfectible
L’intelligence artificielle prédictive de Box office s’appuie parfois sur des constats évidents, car mettre Brad Pitt et Leonardo Dicaprio dans le même film d’action a de grandes chances d’être un succès. Pourtant, il est clair que les goûts et préférences du public peuvent être imprévisibles et influencés par des facteurs externes. L’aspect créatif et la vision artistique ne peuvent pas toujours être quantifiés ou prévus par des algorithmes. Le succès d’un film peut donc aussi dépendre de facteurs intangibles qui échappent à la portée des modèles prédictifs.
L’intelligence artificielle s’appuie soit sur des données historiques, soit sur des données passées pour présenter une prédiction. L’algorithme a du mal à anticiper des propriétés émergentes qui pourraient plaire au public. Il aura des difficultés à intégrer des transformations culturelles ou des évolutions soudaines. Des biais peuvent naître de ces données historiques, notamment à cause de l’absence de recommandations de certaines catégories de personnes comme les femmes, les personnes de la communauté LGBTQIA+, ou encore les personnes noires. L’algorithme va s’appuyer sur des données analysant le succès de films datant d’il y a plusieurs années, films qui ne représentaient pas ces catégories d’individus. Il sera donc impossible pour lui de recommander ces personnes, car selon ses données, elles ne sont pas compatibles avec le succès d’un film. Ainsi, les données et statistiques sur lesquelles se construit l’algorithme ont aussi leurs propres défauts, ce qui biaise le raisonnement de l’intelligence artificielle et ses résultats.
L’intelligence artificielle lit les scénarios et les informations sur le film mais malgré toutes ces données cumulées, cette technologie n’aura jamais le sens critique humain. Le film « The Flash » sorti le 14 juin 2023 avait fait l’objet d’une prédiction de box office, et il était prévu qu’il atteigne 216 millions de dollars sur le territoire étasunien. Il en a finalement atteint 107 millions. Sur le continent asisatique, 110 millions de dollars étaient prédits en Chine. Le film n’a rapporté que 25 millions de dollars dans le pays.
Andrea Scarso, le directeur de la société de production britannique Ingenious Group, affirme qu’il n’utilise l’intelligence artificielle que « comme un outil supplémentaire », pour pointer des éléments auxquels les humains n’avaient pas pensé.
Si certains voient l’intelligence artificielle comme un simple outil, d’autres la considèrent comme une véritable menace. C’est le cas notamment des acteurs qui se sont joints à la grève SAGAFTRA à Hollywood en juillet 2023, pour réclamer une régulation de l’intelligence artificielle. L’acteur Bryan Cranston, star de Breaking Bad, a clamé au directeur de Disney Bob Iger : « Nous n’accepterons pas que nos emplois soient supprimés et confiés à des robots. Nous n’accepterons pas que vous nous priviez de notre droit de travailler et de gagner décemment notre vie. » Les négociations entre les producteur·ices et les acteur·ices semblaient avoir bien démarrées mais les parties n’arrivant pas à se mettre d’accord, les négociations sont actuellement suspendues.
Où en est la législation ?
Le 21 avril 2021 a été déposée par la Commission Européenne, une proposition de règlement européen pour poser un cadre légal à l’intelligence artificielle. Cet Artificial Intelligence Act prévoit de s’étendre à tous les secteurs (excepté le secteur militaire) et à tous les types d’intelligences artificielles. Toutefois elle prévoit d’opérer d’abord une classification, par niveau de risque, afin réguler en conséquence. Les applications à faible risque ne seront pas concernées. Désormais, la question que tout le monde se pose est : l’utilisation d’une intelligence artificielle pour prévoir les chiffres du box office peut-elle être considérée à faible risque ? Si oui, son utilisation restera totalement libre.
Source : capture d’écran Cinelytic
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